ARITHMÉTIQUE AMUSANTE

Les bons comptes du Figaro

Figaro economiqueComme chaque titre de la presse politique, le Figaro propose une lecture de l'actualité économique empreinte d'une certaine couleur idéologique. C'est tout à l'honneur du journal, dont les analyses constituent un des principaux attraits. Il semble cependant que le quotidien conservateur français fasse preuve d'une certaine dyslexie arithmétique dans la lecture qu'il propose de l'actualité économique et sociale. En effet, la lecture de l'article intitulé "35 heures : Renault prévoit 6.000 embauches" (voir encadré ci-contre) laissera le lecteur perplexe quant à la grille d'analyse retenue par Le Figaro pour relater un plan social. Voici l'information : Sur un plan prévoyant 10.500 départs, seuls 6.000 seront compensés par de nouvelles embauches. Le résultat n'est pas trop dur à calculer : Renault supprime donc 4.500 emplois. Et sur quelle info le Figaro économique va-t-il titrer ? Constatez-donc.

Pour comprendre la portée de ce titre, "35 heures : Renault prévoit 6.000 embauches" , il faut revenir sur la fonction du titre dans un article de presse. Le titre est tout d'abord une information qui synthétise l'événement qui sera développé dans l'article. Il informe et résume. Il est (dans le cas présent) la quintessence de ce qu'il convient de retenir. Il traduit aussi l'esprit avec lequel l'événement va être relaté. Pour l'élection du cinquième Président de la République française, on pouvait titrer par exemple : "CHIRAC BAT JOSPIN", ou bien : "CHIRAC SUCCEDE A MITTERRAND". C'est bien la même information, mais le titre indique en plus le sens, la portée que le journaliste ou le journal entend donner à l'événement. Un titre traduit donc simultanément une information, et un regard posé sur l'information, avec une partie objective et une autre subjective.

Dans le cas précis de cet article du Figaro économique, il semble moins intéressant de s'attarder sur l'erreur arithmétique que sur l'emprise de la subjectivité sur les faits. "Les commentaires sont libres, les faits sont sacrés" pourrait-on croire. Mais ici, comme souvent en économie politique, ce sont les commentaires qui font plier les faits.

Après le traumatisme social et l'image détestable qu'avait donnée Renault en fermant l'usine belge de Vilvorde, l'annonce de 4.500 nouvelles suppressions d'emplois en France aurait relancé dans l'opinion publique le rejet de la politique libérale conduite par l'entreprise, et vantée par le journal. C'est sans compter sur le pouvoir des Communicants sur les rédactions. En titrant : "35 heures : Renault prévoit 6.000 embauches", le Figaro relègue non seulement au second plan, la réalité du plan de 4.500 suppressions d'emploi, mais donne de Renault une image de dynamisme économique (en laissant supposer qu'elle crée de l'emploi), et citoyenne (en attribuant ces créations d'emplois à l'effet de la politique des 35 heures).

Ils sont nuls chez Michelin ou Moulinex. Ces idiots annoncent des suppressions d'emplois, avec la publication de juteux bénéfices. C'est certes un signal fort envoyé aux actionnaires (et donc une bonne nouvelle pour les stocks options des dirigeants), mais c'est désastreux en terme de publicité et d'image pour les consommateurs. Alors que l'on peut concilier les deux. Au lieu d'annoncer : "Nous allons supprimer 9.000 emplois", il suffirait simplement de dire :"Nous allons embaucher 6.000 personnes. Ces embauches s'intégreront au plan de repositionnement stratégique dans lequel 15.000 salariés envisagent un départ volontaire." Et l'ensemble de la presse reprendrait la bonne nouvelle des 6.000 embauches, reléguant au second plan les 9.000 suppressions d'emplois et 15.000 départs "volontaires". Comme pour l'article du Figaro économique sur Renault, cela a l'avantage, selon le principe marketing de la segmentation des cibles, de scinder l'information deux. Pour un même événement, on construit une information à double lecture : un message sous-jacent à l'attention des actionnaires pour leur annoncer la bonne nouvelle d'un dégraissage, et un destiné au grand public, axé sur le plan d'embauches (*). La question est : des actionnaires et du grand public, qui est informé, et qui est enfumé ?

Il en va du rôle des communicants d'informer pour servir des intérêts sectoriels, et de celui des journalistes, d'informer pour servir l'intérêt général. C'est du moins les fonctions sociales théoriques imparties à ces deux "corps de métier" (bien que aujourd'hui, trop souvent, le rôle de la presse se réduit de plus en plus à attirer des typologies de consommateurs, pour les vendre à des annonceurs). De par son travail, le journaliste sert l'événement pour restituer une information exacte, rigoureuse, précise, recadrée dans un contexte, afin de donner à ses lecteurs une représentation fidèle des réalités qu'il décrit, là où le communiquant instrumentalise l'événement pour façonner une information (dans l'immense majorité des cas exacte) dans le seul intérêt du groupe ou des personnes dont il défend l'image. Une des deux fonction est noble, l'autre bien rémunérée, mais les deux nécessitent du travail, du talent, et méritent de la considération et du respect. Cependant, ces deux pratiques sont incompatibles, tant dans leurs méthodologies que dans leurs objectifs. Et nos régimes perdent leur authenticité démocratique dans la fusion de ces deux fonctions. Sans information rigoureuse accessible pour le grand public, les populations n'ont pas la possibilité de modéliser une représentation exacte de la réalité économique et sociale du monde dans lequel ils vivent. Donc plus la possibilité d'apprécier un discours politique selon sa pertinence, son honnêteté et les conséquences de sa mise en application, mais selon son seul critère de crédibilité. Fini le choix éclairé. En déstructurant ses repères, on retire à l'électeur sa faculté de compréhension qui aurait pu lui permettre de se déterminer selon des critères rationnels, pour lui imposer un choix induit par des impressions et des convictions. Quand l'impression et la conviction remplacent la compréhension et la réflexion, on sort d'une logique démocratique, pour une logique marketing. Le citoyen est réduit à choisir un programme électoral, comme il choisit son paquet de Corn Flakes au supermarché : selon l'intuition, l'inspiration que lui évoque la présentation du produit.

Cet article du Figaro économique est symbolique dans la mesure où, en accordant une place plus importante à l'idéologie qu'aux faits, il participe à imposer une lecture inexacte de la réalité sociale à toute une partie de la population. De plus, selon un effet de mimétisme des journaux de province, la même désinformation va être reprise par la majorité de la presse quotidienne régionale. Selon toute vraisemblance, cette manipulation n'est pas élaborée de manière consciente, ni planifiée par le journaliste. Car cela signifierait qu'au lieu de retranscrire l'actualité avec sa sensibilité (avec ce qu'Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, appelait la subjectivité désintéressée), le journaliste manipulerait les événements pour servir une idéologie. Ce n'est bien sûr pas imaginable dans une rédaction de cette qualité. On peut par contre penser, que dans le cadre d'une communauté idéologique avec les acteurs de leur terrain d'investigation, certains journalistes se contentent de diffuser, dans la forme et l'esprit, les communiqués en provenance des services de communication des grandes entreprises et des principaux lobbies, avec lesquels ils ont établis une "relation de confiance". Ce fait, qui peut paraître anodin à certains, est de la plus haute gravité, car il abdique l'esprit critique pour transformer le journaliste en une simple courroie de transmission de la pensée de marché (ou de toute autre idéologie), délégitimant de fait sa fonction, lui extirpant sa vertu démocratique.

 

L. Z.

 

(*) Si Michelin ou Moulinex veulent m'embaucher comme consultant, je suis prêt à les conseiller en terme d'image, à condition d'être très très bien payé...

 

Le carnet du zappeur

Article diffusé sur le Carnet du zappeur le 18/4/2000,
modifié le 25/4/2000


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